Édition nº 92

Le pianiste au centre commercial

Le pianiste au centre commercial

     Je me promène, distrait, dans un centre commercial, accompagné d’une amie violoniste. Ursula, née en Hongrie, est actuellement en vedette dans deux philharmoniques internationales. Brusquement, elle me prend le bras :
     « Écoute ! »
     J’écoute. J’entends des voix d’adultes, des cris d’enfant, des sons de téléviseurs allumés dans des magasins d’électroménager, des talons frappant contre les carreaux du sol, et cette fameuse musique, omniprésente dans tous les centres commerciaux du monde.
     « Alors, n’est-ce pas merveilleux ? »
     Je réponds que je n’ai rien entendu de merveilleux ni d’inhabituel.
     « Le piano ! dit-elle, me regardant d’un air déçu. Le pianiste est merveilleux !
     – Ce doit être un enregistrement.
     – Ne dis pas de bêtise ! »
     Si l’on écoute plus attentivement, il est évident que c’est de la musique en direct. Le pianiste joue à ce moment une sonate de Chopin, et maintenant que je parviens à me concentrer, les notes semblent recouvrir tout le bruit qui nous entoure. Nous marchons dans les couloirs pleins de visiteurs, de boutiques, d’offres, de choses dont la publicité dit que tout le monde les possède – sauf vous ou moi. Nous arrivons au carré de l’alimentation : des gens qui mangent, conversent, discutent, lisent des journaux, et une de ces attractions que tout centre commercial s’efforce d’offrir à ses clients.
     Cette fois, un piano et un pianiste.
     Il joue encore deux sonates de Chopin, puis Schubert, Mozart. Il doit avoir une trentaine d’années ; une plaque placée près de la petite estrade explique qu’il est un musicien célèbre en Géorgie, une des ex-Républiques soviétiques. Il a dû chercher du travail, les portes étaient fermées, il a perdu espoir, s’est résigné, et maintenant il est là.
     Mais je ne suis pas certain qu’il soit vraiment là : il a les yeux fixés sur le monde magique où ces morceaux ont été composés ; de ses mains, il partage avec tous son amour, son âme, son enthousiasme, le meilleur de lui-même, ses années d’étude, de concentration, de discipline.
     La seule chose qu’il semble n’avoir pas comprise : personne, absolument personne n’est venu là pour l’écouter, ils sont venus acheter, manger, s’amuser, regarder les vitrines, rencontrer des amis. Un couple s’arrête à côté de nous, causant à voix haute, et s’éloigne aussitôt. Le pianiste n’a rien vu – il est encore en conversation avec les anges de Mozart. Il n’a pas vu non plus qu’il avait un public de deux personnes, et que l’une d’entre elles, violoniste talentueuse, l’écoutait les larmes aux yeux.
     Je me souviens d’une chapelle où je suis entré un jour par hasard et où j’ai vu une jeune fille qui jouait pour Dieu ; mais j’étais dans une chapelle, cela avait un sens. Ici, personne n’écoute, peut-être même pas Dieu.
     Mensonge. Dieu écoute. Dieu est dans l’âme et dans les mains de cet homme, parce qu’il donne le meilleur de lui-même, indépendamment de toute reconnaissance, ou de l’argent qu’il a reçu. Il joue comme s’il se trouvait à la Scala de Milan, ou à l’Opéra de Paris. Il joue parce que c’est son destin, sa joie, sa raison de vivre.
     Je suis saisi d’une sensation de profonde révérence. De respect pour un homme qui à ce moment me rappelle une leçon très importante : vous avez une légende personnelle à accomplir, point final. Peu importe si les autres soutiennent, critiquent, ignorent, tolèrent – vous faites cela parce que c’est votre destin sur cette terre, et la source de toute joie.
     Le pianiste termine une autre pièce de Mozart, et pour la première fois remarque notre présence. Il nous salue d’un signe de tête poli et discret, nous de même. Mais très vite, il retourne à son paradis, et il vaut mieux le laisser là, plus rien ne le touchant dans ce monde, même pas nos timides applaudissements. Il est un exemple pour nous tous. Quand nous croirons que personne ne prête attention à ce que nous faisons, pensons à ce pianiste : il conversait avec Dieu à travers son travail, et le reste n’avait pas la moindre importance.

 

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