Édition nº 103

DANS CE NUMÉRO, NOUS FÊTONS QUATRE ANS DU GUERRIER DE LA LUMIÈRE ONLINE, DONC VOICI UNE HISTOIRE PLUS LONGUE QUE CELLES QUE NOUS PUBLIONS D’HABITUDE ICI !

Manuel est un homme important et nécessaire
     Manuel doit être occupé. Sinon, il pense que sa vie n’a pas de sens, qu’il perd son temps, que la société n’a pas besoin de lui, que personne ne l’aime, que personne ne veut de lui.
     Par conséquent, à peine réveillé, il a une série de tâches à accomplir : regarder les nouvelles à la télévision (il a pu se passer quelque chose pendant la nuit), lire le journal (il a pu se passer quelque chose la veille), prier sa femme de ne pas laisser les enfants se mettre en retard pour l’école, prendre une voiture, un taxi, un autobus, un métro, mais toujours concentré, regardant le vide, regardant sa montre, si possible donnant quelques coups de téléphone sur son mobile – et faisant en sorte que tout le monde voit qu’il est un homme important, utile au monde.
     Manuel arrive au travail, se penche sur la paperasse qui l’attend. S’il est fonctionnaire, il fait son possible pour que le chef voie qu’il est arrivé à l’heure. S’il est patron, il met tout le monde au travail immédiatement ; s’il n’y a pas de tâches importantes en perspective, Manuel va les développer, les créer, préparer un nouveau projet, établir de nouvelles lignes d’action.
     Manuel va déjeuner, mais jamais seul. S’il est patron, il s’assied avec ses amis, discute des nouvelles stratégies, dit du mal des concurrents, garde toujours une carte dans la manche, se plaint (avec une certaine fierté) de la surcharge de travail. Si Manuel est fonctionnaire, il s’assied aussi avec ses amis, se plaint du chef, dit qu’il fait beaucoup d’heures supplémentaires, affirme avec désespoir (et une grande fierté) que beaucoup de choses dans l’établissement dépendent de lui.
     Manuel – patron ou employé – travaille tout l’après-midi. De temps à autre il regarde sa montre, il est bientôt l’heure de rentrer à la maison, mais il reste un détail à résoudre par-ci, un document à signer par-là. C’est un homme honnête, il doit faire de son mieux pour justifier son salaire et répondre aux attentes des autres, aux rêves de ses parents, qui ont fait tant d’efforts pour lui donner l’éducation nécessaire.
     Enfin il rentre chez lui. Il prend un bain, met un vêtement plus confortable et va dîner avec sa famille. Il s’enquiert des devoirs des enfants, des activités de sa femme. De temps en temps il parle de son travail, uniquement pour servir d’exemple – il n’a pas l’habitude d’apporter des soucis à la maison. Le dîner terminé, les enfants – qui ne sont pas là pour des exemples, des devoirs, ou des choses de ce genre – sortent de table aussitôt et s’installent devant l’ordinateur. Manuel, à son tour, va s’asseoir devant ce vieil appareil de son enfance, appelé télévision. Il regarde de nouveau les informations (il a pu se passer quelque chose l’après-midi).
     Il va toujours se coucher avec un livre technique sur la table de nuit – qu’il soit patron ou employé, il sait que la concurrence est rude et que celui qui ne se met pas à jour court le risque de perdre son emploi et de devoir affronter la pire des malédictions : rester inoccupé.
     Il cause un peu avec sa femme – après tout, c’est un homme gentil, travailleur, affectueux, prenant soin de sa famille et prêt à la défendre en toute circonstance. Le sommeil vient tout de suite, Manuel s’endort, sachant que le lendemain il sera très occupé et qu’il doit recouvrer ses énergies.
     Cette nuit-là, Manuel fait un rêve. Un ange lui demande : « Pourquoi fais-tu cela ? » Il répond qu’il est un homme responsable.
     L’ange continue : « Serais-tu capable, au moins quinze minutes dans ta journée, de t’arrêter un peu, regarder le monde, te regarder toi-même, et simplement ne rien faire ? » Manuel dit qu’il adorerait, mais qu’il n’a pas le temps. « Tu te moques de moi, affirme l’ange. Tout le monde a le temps, ce qui manque, c’est le courage. Travailler est une bénédiction quand cela nous aide à penser à ce que nous sommes en train de faire. Mais cela devient une malédiction quand cela n’a d’autre utilité que de nous éviter de penser au sens de notre vie. »
     Manuel se réveille en pleine nuit, il a des sueurs froides. Courage ? Comment cela, un homme qui se sacrifie pour les siens n’a pas le courage de s’arrêter quinze minutes ?
     Il vaut mieux qu’il se rendorme, tout cela n’est qu’un rêve, ces questions ne mènent à rien, et demain il sera très, très occupé.

Manuel est un homme libre
     Pendant trente ans, Manuel travaille sans arrêt, il élève ses enfants, donne le bon exemple, consacre tout son temps au travail et ne se demande jamais : « Est-ce que ce que je suis en train de faire a un sens ? » Son seul souci, c’est l’idée que plus il sera occupé, plus il sera important aux yeux de la société.
     Ses enfants grandissent et quittent la maison, il a une promotion au travail, un jour on lui offre une montre ou un stylo pour le récompenser de toutes ces années de dévouement, ses amis versent quelques larmes, et arrive le moment tant attendu : le voilà retraité, libre de faire ce qu’il veut.
     Les premiers mois, il se rend de temps à autre à son ancien bureau, bavarde avec ses vieux amis, et s’accorde un plaisir dont il a toujours rêvé : se lever plus tard. Il se promène sur la plage ou dans la ville, il a une maison de campagne qu’il s’est achetée à la sueur de son front, il a découvert le jardinage et il pénètre peu à peu le mystère des plantes et des fleurs. Manuel a du temps, tout le temps du monde. Il voyage grâce à une partie de l’argent qu’il a pu mettre de côté. Il visite des musées, apprend en deux heures ce que les peintres et sculpteurs de différentes époques ont mis des siècles à développer, mais du moins a-t-il la sensation d’accroître sa culture. Il fait des centaines, des milliers de photos, et les envoie à ses amis – après tout, ils doivent savoir qu’il est heureux !
     D’autres mois passent. Manuel apprend que le jardin ne suit pas exactement les mêmes règles que l’homme – ce qu’il a planté va pousser lentement, et rien ne sert d’aller voir si le rosier est déjà en boutons. Dans un moment de réflexion sincère, il découvre qu’il n’a vu au cours de ses voyages qu’un paysage à l’extérieur de l’autocar de tourisme, des monuments qui sont maintenant rangés sur des photos 6 x 9, mais qu’il n’a, en réalité, ressenti aucune émotion particulière – il s’inquiétait davantage de raconter à ses amis que de vivre l’expérience magique de se trouver dans un pays étranger.
     Il continue à regarder tous les journaux télévisés, il lit davantage la presse (car il a plus de temps), il se considère comme une personne extrêmement bien informée, capable de discuter de choses qu’autrefois il n’avait pas le temps d’étudier.
     Il cherche quelqu’un avec qui partager ses opinions – mais ils sont tous plongés dans le fleuve de la vie, travaillant, faisant quelque chose, enviant Manuel pour sa liberté, et en même temps contents d’être utiles à la société et « occupés » à une activité importante.
     Manuel cherche du réconfort auprès de ses enfants. Ces derniers le traitent toujours très gentiment – il a été un excellent père, un exemple d’honnêteté et de dévouement – mais eux aussi ont d’autres soucis, même s’ils se font un devoir de prendre part au déjeuner dominical.
     Manuel est un homme libre, dans une situation financière raisonnable, bien informé, il a un passé impeccable, mais maintenant ? Que faire de cette liberté si durement conquise ? Tout le monde le félicite, fait son éloge, mais personne n’a de temps pour lui. Peu à peu, Manuel se sent triste, inutile – malgré toutes ces années au service du monde et de sa famille.
     Une nuit, un ange apparaît dans son rêve : « Qu’as-tu fait de ta vie ? As-tu cherché à la vivre en accord avec tes rêves ? »
     Manuel se réveille avec des sueurs froides. Quels rêves ? Son rêve, c’était cela : avoir un diplôme, se marier, avoir des enfants, les élever, prendre sa retraite, voyager. Pourquoi l’ange pose-t-il encore des questions qui n’ont pas de sens ?
     Une nouvelle et longue journée commence. Les journaux. Les informations à la télévision. Le jardin. Le déjeuner. Dormir un peu. Faire ce dont il a envie – et à ce moment-là, il découvre qu’il n’a envie de rien faire. Manuel est un homme libre et triste, au bord de la dépression, parce qu’il était trop occupé pour penser au sens de sa vie, tandis que les années coulaient sous le pont. Il se rappelle les vers d’un poète : « Il a traversé la vie/il ne l’a pas vécue. »
     Mais comme il est trop tard pour accepter cela, mieux vaut changer de sujet. La liberté, si durement acquise, n’est autre qu’un exil déguisé.

Manuel va au Paradis
     Et puis, notre cher, honnête et dévoué Manuel finit par mourir un jour – ce qui arrivera à tous les Manuel, Paulo, Maria, Monica de la vie. Et là, je laisse la parole à Henry Drummond, dans son livre brillant Le Don Suprême, pour décrire ce qui se passe ensuite.

     Nous nous sommes tous posés, à un certain moment, la question que toutes les générations se sont posée :
     Quelle est la chose la plus importante de notre existence ?
     Nous voulons employer nos journées le mieux possible, car personne d’autre ne peut vivre pour nous. Alors il nous faut savoir où nous devons diriger nos efforts, quel est l’objectif suprême à atteindre.
     Nous sommes habitués à entendre que le trésor le plus important du monde spirituel est la Foi. Sur ce simple mot s’appuient des siècles de religion.
     Considérons-nous la Foi comme la chose la plus importante du monde ? Eh bien, nous avons totalement tort.
     Dans son épître aux Corinthiens, chapitre XIII, (saint) Paul nous conduit aux premiers temps du christianisme. Et il dit à la fin : « ces trois-là demeurent, la foi, l’espérance et l’amour, mais l’amour est le plus grand ».
     Il ne s’agit pas d’une opinion superficielle de (saint) Paul, auteur de ces phrases. En fin de compte, il parlait de Foi un peu plus haut, dans la même lettre. Il disait : « Quand j’aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. »
     Paul n’a pas esquivé le sujet ; au contraire, il a comparé la Foi et l’Amour. Et il a conclu :
« (…) l’amour est le plus grand. »

     Matthieu nous donne une description classique du Jugement dernier : le Fils de l’Homme siège sur un trône et sépare, comme un berger, les chèvres des brebis.
     À ce moment, la grande question de l’être humain n’est pas : « Comment ai-je vécu ? »
     Elle est : « Comment ai-je aimé ? »
     L’épreuve finale de toute quête du Salut sera l’Amour. Il ne sera pas tenu compte de ce que nous avons fait, de nos croyances, de nos réussites.
     On ne nous fera rien payer de tout cela. On nous fera payer la manière dont nous avons aimé notre prochain.
     Les erreurs que nous avons commises seront oubliées. Nous serons jugés pour le bien que nous n’avons pas fait. Car garder l’Amour enfermé en soi, c’est aller à l’encontre de l’esprit de Dieu, c’est la preuve que nous ne L’avons jamais connu, qu’Il nous a aimés en vain, que son Fils est mort inutilement.

     Dans cette histoire, notre Manuel est sauvé au moment de sa mort parce que, bien qu’il n’ait jamais donné un sens à sa vie, il a été capable d’aimer, de prendre soin de sa famille, et d’avoir de la dignité dans ce qu’il faisait. Cependant, même si la fin est heureuse, le restant de ses jours sur la terre a été très compliqué.

Nouveau livre
« Le Zahir » sera publié dans le monde entier cette année. Pour plus d’informations, cliquez ici

 
Édition 103